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Tuer et laisser mourir de faim par James RACHELS

27 Sep

Tuer et laisser mourir de faimLu et étudié lors de mon mémoire de maîtrise en 2002, je ne peux que vous recommander l’article du philosophe James RACHELS intitulé Tuer et laisser mourir de faim (in « La responsabilité, questions philosophiques » dirigé par Marc Neuberg, PUF) dont voici une brève analyse.

La thèse de RACHELS : laisser mourir équivaut à tuer


Dans cet article, James RACHELS s’évertue à montrer que, contrairement à ce que la plupart des hommes pensent, il est aussi grave de laisser mourir de faim que de tuer. L’auteur dénonce ainsi l’hypocrisie morale de nos sociétés qui laissent mourir les plus pauvres en leur sein mais aussi et surtout dans le tiers monde. Sa thèse est donc la suivante : « laisser mourir quelqu’un est tout aussi grave que de le tuer« . Il s’oppose ainsi aux philosophes qui défendent que notre « devoir positif » d’aider les autres ne nous contraint pas autant que celui négatif de ne pas nuire à autrui. Voyons l’argumentation de RACHELS. Voyons comment il défend la thèse de l’Equivalence : laisser mourir reviendrait bel et bien à tuer.

Une thèse qui s’oppose au sens commun

La thèse de RACHELS, tout d’abord, est contre-intuitive et va contre nos idées reçues : « Quand on nous rappelle que des gens meurent de faim tandis que nous dépensons notre argent à des futilités, il se peut que nous nous sentions un peu coupables, mais nous n’avons pas l’impression d’être des criminels« . Mais l’opposition au sens commun est-il un argument pour rejeter sans réflexion la thèse de l’auteur ? RACHELS va défendre que si sa théorie est fondée, il faut renoncer à certains présupposés et abandonner certaines intuitions. Sa thèse n’est pas neutre sur le plan moral. Autrement dit, on ne peut pas critiquer la thèse de l’Equivalence en prétextant que nos intuitions s’y opposent ; au contraire, il faut examiner la thèse et, si elle se trouve fondée, assumer l’immoralité de nos intuitions premières. Ces intuitions « pourraient n’être rien d’autre que l’expression de nos préjugés, de notre égoïsme, ou de notre conditionnement culturel« . La démarche philosophique consiste précisément à interroger la « doxa » et à être capable, au moins théoriquement, de s’en détacher.

L’excuse de la distance géographique

Selon RACHELS, la thèse de l’Equivalence est rejetée spontanément non pas parce que nous surestimons la gravité du fait de tuer, mais par sous-estimation du fait de laisser mourir un être humain. RACHELS met alors en avant une expérience. Imaginons un enfant en train de mourir de faim dans la même pièce que nous. Une personne qui ne l’aiderait pas serait taxé de monstre, d’inhumain. En revanche, nous ne nous estimons pas monstrueux en laissant mourir des millions d’individus à l’autre bout du monde ou dans nos rues. Quelle est donc la différence? Certes la distance géographique…. Mais ce n’est pas un élément pertinent : cela ne représente qu’une justification psychologique, mais non pas un argument rationnel. Si l’aide n’était pas possible, l’argument serait entendable : « malheureusement » pour nous, des organismes humanitaires sont réellement efficaces pour lutter contre la pauvreté dans les autres continents.

Des millions de personnes en besoin : personne ne peut tous les sauver

Un argument pourrait consister à dire : on ne peut pas sauver TOUT LE MONDE. Mais « tout ce qu’on peut en déduire, c’est qu’aucun de nous n’a, en tant qu’individu, la responsabilité de sauver tout le monde. Il ne s’ensuit nullement que nous sommes dégagés de l’obligation de sauver tel ou tel individu, ou même le plus de gens possible« . Certes. Pourtant, il y a une différence entre tuer et mourir de faim : autant on peut tout à fait s’empêcher de tuer, autant on laissera toujours mourir de faim quelqu’un (puisque justement on ne peut pas individuellement sauver tout le monde). Cette objection ne fait que rendre plus restreint le nombre de personnes que l’on peut sauver par rapport à celles qu’on ne peut pas sauver. Mais en aucun cas, la thèse de l’Equivalence ne se trouve ainsi démontée : laisser mourir de faim n’est pas forcément moins grave que de tuer. Aucun argument évoqué auparavant ne permet d’atténuer la gravité de laisser mourir de faim.

Pour chaque personne que je peux sauver, des milliers d’autres le pourraient : pourquoi moi ?

Bien d’autres personnes pourraient ne pas laisser mourir de faim : pourquoi devrais-je, moi en particulier, assumer cette responsabilité ? Certains ont même beaucoup plus d’argent. Alors pourquoi moi ? Dans la pratique, on remarque que la plupart des gens ne font rien. Cela explique pourquoi nous n’éprouvons pas, le plus souvent, de sentiment de culpabilité tout en laissant des millions d’être humains mourir de faim, alors que nous bénéficions du confort occidental. « L’acuité de notre éventuel sentiment de culpabilité dépend, dans une certaine mesure, du comportement de notre entourage« . Puisque personne ne se mobilise autour de moi, je ne me sens pas coupable. Si mon entourage était constamment mobilisé, je me sentirais coupable en n’agissant pas. Mais notons que cette absence générale d’engagement ne permet pas de dire que nous ne sommes pas coupables : cela permet juste d’expliquer pourquoi nous n’avons pas de sentiment de culpabilité.

Pour revenir sur l’enfant qui est en train de mourir de faim dans la même pièce que nous : imaginons que nous soyons plusieurs spectateurs. Chaque personne est autant coupable : la responsabilité ne se divise pas, mais se multiplie. Chaque personne est entièrement coupable. Il y a d’autant plus de responsabilité que les spectateurs sont nombreux.

Bref, nous n’avons pas pu montrer pour l’instant, qu’il n’est pas grave de laisser mourir de faim. Nous avons même pu voir que bon nombre d’intuitions sont clairement fausses et relèvent du présupposé.

Examen des raisons : l’appel à la logique pour appuyer la thèse de l’Equivalence

En toute logique, pour qu’un jugement soit vrai, il doit reposer sur de bonnes raisons. D’où le problème de savoir quand les raisons sont bonnes. Il faudrait une théorie normative. Mais il y a certaines raisons qui sont équivalentes. RACHELS adopte alors le principe suivant : si les raisons pour ou contre A sont les mêmes que celles pour ou contre B, alors A et B sont équivalents. C’est à l’aune de principe que RACHELS examine alors les deux thèses (Equivalence et la thèse opposée sur nos intuitions).

Tuer a un effet négatif sur l’entourage de la victime et sur la victime elle-même (perd la vie). Mais laisser mourir de faim a les mêmes effets. « En expliquant pourquoi il est mal de tuer, on se réfère donc à des éléments qui caractérisent également le fait de laisser mourir quelqu’un, et inversement« . La thèse de RACHELS est que les raisons contre l’assassinat peuvent être invoqués contre le fait de laisser mourir de faim. En prenant comme acquis son point de départ initial (la règle logique évoquée plus haut), on ne peut que conclure que « tuer et laisser mourir de faim sont moralement équivalent – l’un n’est pas préférable à l’autre« .

Critique de l’Equivalence : 3 tentatives

Il doit cependant exister des différences, même subtiles, entre les deux actes. Pour TRAMMELL, la différence repose sur la possibilité ou non de s’acquitter d’un devoir. Comme évoqué auparavant, on peut totalement le faire pour le commandement « tu ne tueras point ». Au contraire, nous ne pouvons jamais ne pas laisser mourir de faim. Mais cela ne nous enlève pas le devoir de sauver au moins ceux que l’on peut sauver. Il s’agit juste d’une différence quantitative. Effectivement, il y a plus de personne qu’on ne tuera pas que de gens qu’on peut ne pas laisser mourir de faim. Mais il faut instaurer une différence nette entre ne pas pouvoir aider et laisser mourir de faim. Laisser mourir de faim, c’est laisser mourir de faim des personnes qu’on aurait pu empêcher de mourir : des personnes dans notre cercle de responsabilité et donc d’action possible.

D’autre part, Paul RAMSEY défend qu’il y a une différence claire entre tuer et laisser mourir de faim. Tuer revient à faire quelque chose, une action, un acte. Au contraire, quad on laisse mourir une personne, on ne fait rien, on omet de faire un quelque chose. C’est une simple abstention. Pour RACHELS, bien au contraire, on fait quelque chose : justement, on laisse mourir de faim. Par exemple, on peut insulter quelqu’un (= faire quelque chose) en ne lui serrant pas la main. Et quand bien même ce serait une « non action », en quoi serait-on moins responsable ? Le cas de la fraude fiscale est un très bon exemple d’un exemple de « non action » coupable. En ne communiquant pas certaines informations au fisc, on se positionne comme coupable. Pourquoi n’en irait-il pas de même quand on laisse mourir de faim ?

Enfin, TRAMMELL évoque l’argument de l’optionnalité. Quelqu’un pourra toujours faire ce que nous, nous ne faisons pas : autrui peut toujours sauver les personnes que je ne sauve pas. Au contraire, quand je tue une personne, la victime est morte, et autrui n’y peut plus rien. Mais pour RACHELS, cela revient juste à poser une différence entre tuer et s’abstenir de sauver : ce n’est pas pertinent pour discriminer le fait de tuer et de laisser mourir de faim. « Du fait que X ne sauve pas Y, il ne s’ensuit pas forcément que Y va mourir ; quelqu’un d’autre peut intervenir et le sauver. Mais si X laisse mourir Y, la conséquence est que Y meurt ; Y est mort, et puis c’est tout. Quand M. X regarde mourir l’enfant, il ne fait pas que s’abstenir de le sauver ; il le laisse mourir« . Finalement, en ne s’investissant pas pour sauver les plus démunis, on sait que au moins quelques personnes ne seront pas sauvées. La théorie de l’optionnalité est une mauvaise excuse.

Conclusion

La thèse de l’Equivalence de RACHELS est contre-intuitive. Mais son opposition à nos préjugés n’est pas une raison suffisante pour s’y opposer. En y regardant de plus prés, les différences entre tuer et laisser mourir s’estompent pour, au moins selon RACHELS, laisser apparaître une équivalence morale entre tuer et laisser mourir de faim.

« Si les êtres humains sont altruistes dans une certaine mesure, ils sont, plus encore, égoïstes, et la façon dont ils jugent leur comportement et celui des autres est largement fonction de leurs propres intérêts et de ceux des quelques personnes qui leur sont chères. Or tant du point de vue des avantages que du point de vue des coûts, il est dans l’intérêt des habitants des pays riches d’estimer plus grave le fait de tuer que celui de laisser quelqu’un mourir. Tout d’abord, l’interdiction de tuer n’entraîne pas de coûts élevés : on peut vivre très bien sans jamais tuer personne. Mais le coût que représenterait l’obligation de ne pas laisser mourir les gens que nous pourrions sauver serait considérable. Pour chacun d’entre nous, le fait de considérer qu’il est de notre devoir de sauver les gens qui meurent de faim exigerait l’abandon de notre mode de vie opulent ; nous ne pourrions plus dépenser notre argent à des produits de luxe pendant que d’autres meurent de faim. Par ailleurs, nous avons beaucoup plus à gagner du strict interdit qui frappe l’acte de tuer que d’un impératif équivalent nous défendant de laisser mourir autrui. Comme nous ne courons pas le risque de mourir de faim, nous ne souffrons pas de ce que personne n’estime important de nourrir ceux qui ont faim ; par contre, nous sentirions menacés si l’acte de tuer n’était pas considéré comme extrêmement grave. Dés lors, tant du point de vue du coût que du point de vue des avantages, nous avons une tendance naturelle et égoïste à estimer qu’il est plus grave de tuer que de laisser mourir. Il est dans notre intérêt de le penser, et donc, nous le pensons« . Comme le dit très clairement RACHELS dans cet extrait, la raison pour décréter une différence entre tuer et laisser mourir de faim résiderait donc bien dans notre attachement égoïste au confort que nous apporte notre mode de vie occidental.

Le texte de RACHELS est vraiment agréable à lire. On peut ou non adhérer aux arguments avancés. Dans tous les cas, ce texte nous invite à questionner nos habitudes comportementales et notre indifférence face à la misère de la majeure partie de la population. Et vous, pensez-vous qu’il est aussi grave de laisser mourir de faim que de tuer ?


 
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