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Hans Jonas : La responsabilité envers les générations futures – Le sentiment de responsabilité

13 Sep

Hans Jonas - Principe responsabilitéNous avons vu, jusqu’à présent, que l’existence d’une humanité future, véritablement humaine, est une obligation pour l’homme. La vie humaine a plus de valeur que sa disparition, notamment du fait de la capacité de l’homme à être responsable. Les dirigeants politiques, à qui s’adresse prioritairement Jonas, doivent donc permettre la présence d’hommes sur Terre dans un futur indéterminé. Le principe éthique auquel, en dernière instance, ils doivent confronter leurs décisions est énoncé à plusieurs reprises dans l’ouvrage majeur de Jonas. L’une des formulations possibles de ce principe est la suivante :

« jamais l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne doivent être mises en jeu dans les paris de l’agir » (JONAS, Le principe…, op. cit., p.84. ).

Mais il peut encore être exprimé ainsi :

« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (idem, p.40.).

Ou bien encore :

« Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir »(idem.). Nous en avons vu les fondements (biologiques et métaphysiques) auparavant.

Le problème qui se pose alors est de savoir comment nous devenons responsables. En effet, concevoir une obligation absolue pour l’homme d’exister est une chose, s’en sentir responsable en est une autre. Or l’homme politique doit se sentir responsable de l’humanité future avant de faire tout son possible pour la préserver, et d’agir de manière responsable.

Pour Jonas, le sentiment de responsabilité précède en effet l’agir responsable : ce n’est qu’à partir du moment où je me sens responsable de quelque chose que je vais agir d’une manière responsable, prudente vis-à-vis d’elle. En ce qui concerne les générations futures, le problème est justement qu’elles sont futures, pas encore actuelles. En ce sens, nous ne sommes pas directement concernés par les problèmes à long terme que peut occasionner l’usage excessif, massif, de produits technoscientifiques et qui toucheront, a priori, surtout nos descendants plus ou moins lointains. Comment, alors, nous sentir responsables de nos actions qui, dans le pire des cas, n’affecteront que l’état futur de l’homme ? Rappelons que la question est d’autant plus importante que pour Jonas, l’éthique de la responsabilité doit être adoptée par la sphère politique. C’est en effet pour que les hommes politiques préservent la possibilité d’une humanité future véritable que Jonas fonde en raison cette obligation. C’est parce que son éthique doit être appliquée par les hommes politiques que Jonas considère que la responsabilité ne doit pas en rester au stade du sentiment et doit, au contraire, être fondée : le savoir concernant la responsabilité doit « d’abord être mis à l’abri du soupçon d’être arbitraire, autrement dit il ne doit pas rester confié au sentiment mais il doit se légitimer théoriquement » (idem, p.64.). Fonder rationnellement la responsabilité envers les générations futures est nécessaire afin que les dirigeants politiques soient convaincus d’une telle obligation et agissent, ensuite, en conséquence. C’est parce que l’éthique de la responsabilité doit pénétrer la pratique qu’elle doit d’abord être justifiée.

Cependant, le sentiment de responsabilité vient avant la légitimation théorique. C’est sans aucun doute parce que Jonas s’est senti responsable des hommes à venir qu’il s’est évertué à fonder théoriquement sa pensée. Mais Jonas n’est évidemment pas le premier philosophe à souligner l’importance du sentiment. Comme il le rappelle lui-même, les philosophes, du moins certains, lui ont toujours accordé une certaine importance dans le domaine de la morale : « Que le sentiment doive s’ajouter à la raison pour que le bien objectif puisse dominer notre volonté — que donc la morale qui doit commander aux affects ait elle-même besoin d’un affect — les philosophes moralistes en avaient conscience depuis longtemps » (idem, pp.171-172.). Que l’on pense, par exemple, à l’éros chez Platon, à la charité dans le christianisme ou bien encore au respect chez Kant. Dans le premier cas, c’est par amour, par désir que l’homme fait le bien. En ce qui concerne la religion chrétienne, l’importance du sentiment, que ce soit l’amour ou bien la crainte, est évidente. Même chez un philosophe de la subjectivité comme Kant, l’aspect émotionnel de la morale est pris en considération, notamment au travers du respect pour la loi morale en l’homme. Mais la conception jonassienne du sentiment se distingue nettement de ces trois exemples.

Chez Platon, l’éros est désir d’un bien intemporel : l’idée de Bien. Par cette orientation vers l’éternel, l’homme, en tant qu’être fini, cherche à se rendre lui-même éternel, à participer à l’immortalité. « L’impérissable invite le périssable à participer à lui et suscite en lui son envie » (idem.). L’objet de l’éros vient donc transcender l’homme et lui permet de s’élever vers l’éternité. Pour Harmunt Buchner, au-delà du bien, c’est l’eudaimonia, c’est-à-dire l’être constant, la plénitude, le bonheur que l’homme cherche en désirant, que ce soit le Bien ou le Beau. Cette constance, ce « sans cesse » (aei) est ce qui motive l’éros. « L’eudaimonia est la modalité, conquise sur l’être transitoire de la mortalité humaine, d’un subsister et d’un perdurer heureux dans et contre le passage de son séjour » (Hartmunt BUCHNER, « Erôs et être », trad. E. Martineau, Conférence n°3, 1996/2, pp.287-375.). Pour Platon, l’éternel représente donc être ce qui motive le désir humain.

De même, dans la morale chrétienne, c’est l’immortalité qui, en dernière instance, motive la bonté. N’est-ce pas en effet le désir d’accéder au paradis à la fin de sa vie qui motive un croyant à faire le bien autour de lui ? N’est-ce pas pour se rapprocher d’un Dieu infini que l’homme essaie d’être bon et charitable ? En tout cas, c’est un bien intemporel, éternel, impérissable qui semble être le motif essentiel de la charité chrétienne.

De ces deux conceptions, Jonas reprend l’idée que c’est un objet qui motive l’agir moral. Ce n’est pas l’esprit de l’homme qui l’incite à se comporter moralement. Il s’oppose ainsi à Kant pour qui « le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi » (Cf. Fondements de la Métaphysique des mœurs, 1ère section, trad. Victor Delbos ). Ce qui anime le respect, chez Kant, n’est autre que la loi morale elle-même (à savoir agir de façon que la maxime de mon agir puisse être élevée au rang d’universalité). C’est, d’un point de vue subjectif, par respect pour la loi morale que l’homme doit agir raisonnablement.

Pour Jonas, ce qui suscite un tel comportement est au contraire extérieur à l’esprit, c’est un objet au-dehors de la conscience. Cependant il s’oppose à Platon et à la morale chrétienne dans le sens où il considère que ce qui touche notre sensibilité et, donc, ce qui pousse à agir moralement, à être responsable, n’est autre que le périssable : « ‘objet de la responsabilité est le périssable en tant que périssable » (JONAS, Le principe…, op. cit., p.173.). En ce sens, nous pouvons parler de l’orientation horizontale de l’éthique jonassienne, par opposition à l’orientation verticale des deux éthiques précédemment abordées. C’est ce qui est fragile, c’est-à-dire ce qui est soumis à la possibilité du non-être, qui doit motiver l’action responsable et, auparavant, le sentiment de responsabilité. Mais le précaire, s’il doit avoir ce pouvoir d’incitation, l’a-t-il pour autant ?

La réponse jonassienne à cette question repose sur un constat : l’homme (du moins certains individus) éprouve un sentiment de responsabilité vis-à-vis de ce qui est fragile. Un tel sentiment peut être perçu dans le monde humain. Le fait de se sentir responsable de ce qui peut disparaître est un fait empirique : il y a une phénomènalité de ce sentiment. L’argument de Jonas a donc la forme générale suivante : le précaire est ce qui motive le sentiment de responsabilité car il existe un tel sentiment face à ce qui est fragile.

Le paradigme du nouveau-né est peut-être ce qui permet le mieux de comprendre cette idée. Pour Jonas, la responsabilité parentale envers leur progéniture est « l’archétype de tout agir responsable » (idem, p.88. ). Ce comportement, d’abord de l’ordre de l’instinct, représente pour lui l’origine de l’idée de responsabilité. Au cœur de l’enfant qui vient de naître s’affirme un devoir-être, un vouloir-vivre, un « oui ». Mais le nourrisson ne peut, laissé à lui-même, survivre : c’est un être précaire, périssable, exposé fortement à la menace du non-être. Son devoir-être, c’est-à-dire en premier lieu sa survie, appelle un devoir-faire de la part des parents. Jonas exprime cela en disant du nouveau-né que sa « simple respiration adresse un « on doit » irréfutable à l’entourage, à savoir : qu’on s’occupe de lui » (idem, p.251. ). La responsabilité des parents est une réponse à cet appel de l’être qui s’exprime à travers le souffle fragile de leur enfant. Elle est ainsi un exemple de sentiment de responsabilité suscité par le précaire. Mais c’est parce que les parents ont un pouvoir causal sur la survie ou non de l’enfant qu’ils peuvent être dits responsables de leur enfant. La relation de responsabilité est donc non symétrique, non réciproque. L’objet de la responsabilité est marqué par le sceau de la précarité, de la menace pesante du néant (c’est en ce sens que le nouveau-né est paradigmatique). Celui qui est responsable possède le pouvoir de protéger l’objet (de sa responsabilité) de la disparition. Si cette protection est appelée par l’objet de la responsabilité, celle-ci est un agir qui ne va que de celui qui possède un pouvoir causal à celui qui en a besoin. C’est en ce sens que la responsabilité est une relation non symétrique.

Mais si la responsabilité parentale est suscitée par le devoir-être qu’exprime l’enfant, l’homme peut ne pas s’ouvrir à cet appel. C’est en ce sens que Jonas dit de cet appel qu’il est irréfutable, c’est-à-dire qu’il est de l’ordre de l’évidence, mais qu’il n’est pas pour autant irrésistible (Cf. Le principe…, op. cit., p.251.). Si l’attitude responsable est une réponse, nous pouvons ne pas entendre l’appel, ne pas être sensible à ce qu’exige de nous le précaire.

Il nous semble que cette possibilité de se laisser ou non affecté par ce qui semble pourtant exiger de nous un certain comportement peut se voir chaque jour dans l’attitude de l’homme possédant un certain confort matériel à l’égard des personnes en difficultés et des sans domicile fixe. Face à un mendiant qui nous demande un peu d’argent pour tout simplement assurer sa survie, nous avons la possibilité de nous émouvoir de sa situation précaire et alors de lui donner de l’argent ou au moins un peu de chaleur humaine, un simple regard. Un tel sentiment relève de la responsabilité. En effet, les personnes démunies sont caractérisées par la précarité : une centaine de sans domicile fixe meurent chaque année de faim ou de froid dans la seule ville de Paris. Elles sont donc soumises plus que d’autres à la possibilité du non-être, de la mort. Nous avons, en tant qu’individus possédant un certain confort matériel et financier, le pouvoir d’aider un peu ces personnes délaissées et donc le pouvoir de leur permettre de continuer à exister. Nous pouvons nous laisser envahir par un sentiment de responsabilité à leur égard.

Mais une autre possibilité réside en l’homme : l’indifférence. Nous pouvons en effet ne pas nous sentir, ou plutôt ne pas nous laisser affecter par la misère et la fragilité d’autrui. Il est d’ailleurs curieux de voir que, parmi les gens qui ne se sentent pas obligés d’aider de quelque manière que ce soit les mendiants, certains développent une argumentation justifiant un tel comportement non altruiste. Les S.D.F. auraient ainsi choisi leur situation, refuseraient sans exception de travailler, dépenseraient tous l’argent mendié pour assurer leur consommation d’alcool… etc. Nous ne sous-entendons pas qu’il n’y a pas certains hommes qui sont comme cela, mais quand bien même ce serait le cas, et ça l’est sûrement, nous pouvons rationnellement penser que tous les individus démunis ne peuvent rentrer dans cette étroite description : certaines personnes défavorisées le sont sans en être responsables. L’irresponsabilité des personnes en difficulté financière ne nous semble pas être un argument suffisant pour défendre le comportement égoïste de certains hommes.

Le problème de la responsabilité réside donc dans le sentiment de celle-ci : nous avons toujours la possibilité de ne pas ouvrir notre cœur et de ne pas nous laisser affecter pas la faiblesse d’un objet dont nous tenons l’existence entre nos mains. L’indifférence est possible à l’égard d’un nouveau-né, d’une personne qui est en difficulté financière. Elle l’est d’autant plus à l’égard des générations futures. Or c’est une responsabilité envers les hommes à venir, donc pas encore présents, que Jonas défend.

Si la première obligation de l’éthique d’avenir que nous soumet Jonas est de se procurer une idée des effets lointains de nos technosciences, notamment les effets qui peuvent mettre en jeu prématurément l’existence de l’humanité, la mobilisation du sentiment adéquat à cette anticipation des effets négatifs possibles dans l’avenir en est la seconde obligation. A partir de la prévision d’une déformation de l’être-tel de l’homme ou de la menace sur son existence elle-même du fait de dérèglements de l’écosystème, nous devons mobiliser le sentiment adéquat. En l’occurrence, il s’agit de la crainte, du moins dans un premier temps. Confronté à un scénario sombre quant à l’état ou l’existence futurs de l’homme, nous devons craindre pour l’humanité : nous devons éprouver de la crainte à l’idée que l’humanité puisse disparaître à cause d’elle-même, de nous-mêmes. Il ne s’agit pas d’avoir peur pour nos propres enfants, notre descendance, mais pour l’humanité elle-même, en termes métaphysiques : nous devons craindre une déformation ou une disparition de l’idée d’homme.

Mais comment avoir peur pour quelque chose qui ne semble pas du tout nous concerner ? Comment se laisser émouvoir par une représentation de quelque chose qui n’existe pas encore (la disparition de l’humanité), qui ne nous concerne pas, du moins pas directement (l’humanité future) ? En effet, « n’étant pas le mien, ce malum imaginé ne provoque pas la crainte de la même façon automatique que le fait le malum que j’éprouve et qui me menace moi-même. » (idem, p.68. ).

La crainte que nous devons éprouver, à l’idée que l’humanité puisse disparaître, n’est pas pathologique, physique mais au contraire une sorte d’attitude spirituelle à adopter. Cela revient à se rendre compte que l’humanité vaut la peine d’exister, que nous ne devons pas la mettre en jeu et, d’un autre côté, s’apercevoir que nous sommes dans un système de fonctionnement mondial, global, qui augmente sans cesse sa consommation, donc la pollution et met en jeu, à court terme, de nombreuses espèces vivantes, à long terme, la vie humaine. Car ce n’est qu’à partir du moment où le danger s’avère probable que nous pouvons réellement craindre pour les hommes à venir.

Nous avons vu en quel sens l’humanité vaut la peine d’exister. L’idée d’homme, qui permet de savoir pourquoi l’homme doit exister, engendre un impératif catégorique : l’homme doit exister. La possibilité que l’homme disparaisse doit donc être crainte. Mais la crainte ne nous semble pas être le moteur essentiel de l’éthique jonassienne.

Même si l’heuristique de la peur est essentielle, notamment pour découvrir les principes éthiques qui sous-tendent l’éthique de la responsabilité, il nous semble que le sentiment qui guide la responsabilité est avant tout un sentiment positif. C’est le sentiment d’amour pour ce qui est, que ce soit l’homme ou les autres produits de l’évolution. Il nous semble que c’est en aimant, c’est-à-dire en attribuant de la valeur à ce qui est, que nous sommes alors le plus enclin à nous sentir concernés par la disparition de cet être. C’est en attribuant de la valeur, ou plutôt c’est en reconnaissant la valeur de l’homme que nous pouvons alors vouloir défendre sa perpétuation la plus longue possible. La crainte n’est alors que l’autre de l’amour. Nous ne pouvons craindre pour l’existence des générations futures que si nous aimons l’humanité, que si nous nous rendons compte que l’humanité est aimable, appréciable. Ce que nous voulons dire c’est que, s’il s’agit bien d’éprouver une certaine répulsion mentale à l’idée que le mode de vie actuel des sociétés occidentales peut mettre en jeu l’un des fruits les plus étonnants de l’évolution, le véritable sentiment qui peut susciter la responsabilité est l’amour.

Pour reprendre l’analyse de la responsabilité parentale à l’égard du nouveau-né, la crainte pour leur enfant doit certainement entrer en jeu dans l’adoption d’un comportement responsable. Mais agir de manière responsable, en l’occurrence agir de manière à permettre la survie de l’enfant, et au terme de l’éducation, sa citoyenneté, cela ne suppose-t-il pas de lui attribuer de la valeur, d’aimer cet enfant ?

Le sentiment de responsabilité nous semble être en premier lieu un sentiment d’amour pour son objet et, c’est son envers, de crainte à l’idée que cet objet aimé puisse disparaître.

Nous avons vu (Cf. II-A) le fondement rationnel de la valeur en soi de l’homme et de son obligation d’exister. Nous avons vu également que la valeur en soi n’est pas le propre de l’homme : la valeur est objectivement présente dans l’être (Cf. I-C). L’homme est simplement le vivant qui a le plus de valeur, notamment grâce à sa capacité de responsabilité. Si se sentir responsable d’un étant revient à éprouver la valeur de son existence, il est clair que le sentiment de responsabilité est un penchant physique de l’homme qui répond à l’affirmation de l’être, au « oui » de l’être.

L’être se prononce en faveur de lui-même au travers de la vie. L’homme, en se portant responsable de ce qui peut être amené à disparaître, c’est-à-dire le vivant et, en premier lieu, lui-même, prolonge d’une manière consciente un souci qui n’est qu’à l’état inconscient dans l’être : le vouloir vivre. Le sentiment de responsabilité est alors l’expression consciente du « oui » qui traverse l’être. Se sentir responsable de l’existence de l’humanité future, c’est finalement ressentir l’affirmation de l’être et la valeur objective de cette affirmation. Le sentiment de responsabilité est donc quelque chose que l’homme reçoit de l’être lui-même. Etre responsable relève de l’intentionnalité de l’homme, mais cette intention est une réponse à un appel. L’homme est donc appelé à être responsable plus qu’il ne le devient de son propre vouloir. Ce thème de l’appel et de la réponse qui y correspond n’est pas sans rappeler l’éthique de Lévinas.

En effet, pour celui-ci, l’entrée dans l’éthique est médiatisée par autrui : le sujet n’est plus à l’initiative mais est au contraire initié. Dans le face-à-face, je m’ouvre à autrui qui est absolument autre, séparé, transcendant : « L’absolument Autre, c’est Autrui. Il ne fait pas nombre avec moi […]. Absence de patrie commune qui fait de l’Autre – l’Etranger ; l’Etranger qui trouble le chez soi. » (Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p.28.). Dans cette rencontre, le visage, le regard d’autrui m’interpellent. L’autre, par son simple visage, par sa simple présence, me convoque. Ce regard qui m’appelle est ce qu’il y a de plus nu en l’homme : c’est ce qui montre le plus sa faiblesse, sa précarité. Ce visage qui s’exprime m’adresse un commandement, une demande : « Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : « tu ne commettras pas de meurtre » (Idem, p.217.). Le regard d’autrui, sa transcendance, son altérité, son imprévisibilité ont pour réponse ma bonté. La rencontre de l’autre, ainsi que sa faiblesse, sont donc ce qui, pour Lévinas, suscite le comportement éthique et le désir métaphysique, c’est-à-dire le désir du tout autre.

Mais Jonas se distingue de Lévinas car il analyse le sentiment de la responsabilité et la responsabilité elle-même comme provenants d’une affirmation de l’être. La responsabilité pour l’humanité future est ancrée non pas dans une révélation métaphysique dont autrui serait l’initiateur mais dans l’intuition métaphysique dont nous avons parlé auparavant : l’intuition du « oui » de toute vie. Se sentir responsable de l’humanité, c’est ressentir ce qui s’exprime avec le phénomène de la vie (« un profond vouloir de l’être » (Cf. l’entretien de Hans Jonas avec Jean Greisch et Erny Gillen, in Esprit, « Nouvelles responsabilités », mai 1991, n°171, p.16.)) et la valeur unique de l’homme en tant qu’être capable de responsabilité et, par exemple, de connaissance.

En outre, Jonas considère que la pensée lévinassienne ne s’en tient qu’au niveau de l’expérience : nous pouvons nous reconnaître dans ses analyses phénoménologiques du face-à-face, mais nous pouvons tout autant ne pas nous y retrouver. Or, tout le problème d’une entreprise éthique, et particulièrement celle de Jonas, c’est de stimuler une implication. Ce qui est critiqué, en dernière analyse, c’est le manque de fondement de l’éthique de Lévinas. Pour qu’un impératif en soi vraiment un, il doit être bien fondé. Pour Jonas, aucune description phénoménologique ne peut tenir lieu de source pour l’autorité d’un impératif (idem, p.20.). Nous avons vu que le fondement qu’il propose est ontologique. Cependant, il concède que la phénoménologie est importante, une fois la source découverte, notamment pour la décrire. En ce sens, Jonas parle de la complémentarité de sa pensée et de celle de Lévinas.

Mais il importait surtout de voir le point commun entre les deux penseurs : l’attitude éthique est une attitude qui répond à un appel, qu’il vienne du visage de l’autre ou de l’être lui-même, et qui est suscitée par la fragilité, la faiblesse de ce qui nous appelle. En ce sens, nous pouvons parler d’une révélation. Le sentiment de responsabilité est éveillé par ce qui est faible et par l’idée d’un lien entre cet étant faible et nous. Si Darwin a démontrer que le vivant est un tout, cette unité profonde ne nous semble pas vraiment saisissable d’une manière conceptuelle. La conscience que l’homme doit exister et que, plus généralement, le vivant cherche à vivre et donc qu’il faut protéger dans la mesure du possible la vie de sa menace constante nous semble émaner d’une expérience métaphysique, peut-être mystique, que nulle démonstration rationnelle ne peut créer, tout en permettant tout de même de s’y préparer. C’est sûrement là l’une des faiblesses de l’éthique de la responsabilité : la conscience pleinement responsable que Jonas voudrait voir dans la sphère politique semble ne pouvoir venir au jour qu’à la suite d’une expérience métaphysique, de l’ordre de l’intuition. Si cette intuition nous oblige à être responsable, rien ne nous oblige à avoir cette intuition. C’est pour cette raison que nous défendrons (III-C) la nécessité de développer la responsabilité par l’éducation elle-même.

Cependant, il nous semble indubitable que le commandement « tu ne mettras pas en jeu l’existence future de l’humanité » découle de l’affirmation que « la vie humaine a de la valeur », affirmation qu’il est dur de ne pas retrouver, plus ou moins consciente, chez la plupart des hommes qui vivent. La vie humaine vaut la peine d’être vécue. Chaque personne est libre de se poser des fins propres, et ces fins propres à chacun sont un bien qui est à conserver. En outre, nous sommes liés, en tant qu’hommes, les uns aux autres par une communauté d’appartenance : celle de l’esprit humain. Celui-ci nous ouvre de nombreuses possibilités dont nulle liste exhaustive ne pourrait être dressée. Mais parmi celles-ci, la possibilité de dominer la nature et de vivre de plus en plus confortablement en vient à menacer à plus ou moins longue échéance l’ensemble des possibilités humaines, c’est-à-dire la possibilité de l’humanité. Car ce n’est pas tant l’être-tel de l’homme que son existence elle-même que mettent en jeu les technosciences, du moins certaines. Les sociétés développées actuelles émettent de plus en plus de rejets polluants et créent donc de plus en plus de dérèglements climatiques. De trop importantes atteintes à l’écosystème général de la planète amèneraient la disparition de l’homme.

La responsabilité, une autre possibilité humaine, consiste à agir de manière à préserver la possibilité plus générale de l’humanité.

Se sentir responsable de l’humanité, quand on est un décideur politique, cela revient à assumer la charge la plus essentielle de l’agir politique : permettre l’existence de l’homme pour une durée indéterminée, c’est-à-dire permettre la condition de possibilité de toutes les possibilités humaines. Finalement, Jonas nous invite à prendre conscience que la vie est première par rapport aux différentes formes de vie.

Et cette condition de possibilité peut être supprimée par notre faute. Mais cela, nous ne pouvons l’accepter tel quel. En effet, qu’est-ce qui nous dit que nous mettons réellement en jeu la vie humaine future ? Nous ne pouvons accepter l’idée qu’il faut défendre l’humanité future qu’à partir du moment où il s’avère probable que nous déréglons de plus en plus le climat et donc menaçons de plus en plus le vivant, dont l’homme lui-même. C’est pour cette raison que nous consacrons le dernier temps de notre deuxième analyse à la question de savoir si la menace sur l’existence des générations futures est un fait, ou si cela relève d’un pessimisme irrationnel. La réponse à cette question peut ne pas être sans effet sur notre sentiment de responsabilité à l’égard de l’humanité future.

Plan de l’étude de Hans Jonas * :

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Voici la version PDF de mon mémoire :

Mémoire consacré à Hans Jonas : responsabilité et utopie technologique

Mémoire consacré à Hans JONAS : Responsabilité et utopie technologique


 
 

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